JJ Servan-Schreiber : Bourguiba : attention !

L’EDITORIAL DE J.-J. SERVAN-SCHREIBER

Bourguiba : attention !

Si le général de Gaulle, qui fut toujours prévenant et courtois envers son « compagnon » le sultan du Maroc et trop ‘Souvent insolent envers le chef d’Etat tunisien ( ), accepte enfin de se consulter avec celui-ci, c’est que, selon une expression favorite de Bourguiba, la situation a mûri.
Il y a, dans toute affaire politique, un moment fugitif où le mûrissement devient pourrissement : l’art de l’homme d’État est de ne pas en arriver là. Il y a longtemps, hélas ! qu’entre la France et l’Algérie cet instant est dépassé. Ce fut peut-être au lendemain du 13 Mai 1958 ; peut-être après les émeutes de janvier 1960 ; peut-être à Melun… .Aujourd’hui, en tout cas, nous avons devant nous un aire considérablement renforcé par les actes d’allégeance que vient de lui rendre publiquement le peuple d’Algérie ; nous sommes presses par une échéance prochaine : la rencontre entre le chef de URSS. et le nouveau leader de l’Amérique qui ont déjà reconnu leur intérêt commun ; enfin, l’opinion française, elle, est lassée jusqu’à l’écœurement et toute tête à ne plus vouloir entendre parler de ces peuples d’Afrique dont elle risque de ne retenir que les gestes d’ingratitude. Voilà ce que des années d’immobilisme et d’attente ont forgé.
Voilà pourquoi de Gaulle, enfin, va  » rencontrer Bourguiba.
Mais s’il est très tard, il n’est pas trop tard pour qu’ils puissent travailler ensemble à la Paix. A une condition : de voir la vérité en face. Car si l’on ne place pas cette nouvelle occasion dans son contexte vrai, si on l’entoure, comme pour Melun, de la vapeur des illusions, des mythes de victoire et de grandeur, on court le plus grand risque, comme à Melun, qu’elle n’aille droit sur les récifs.
Il faut donc dire les choses comme elles sont, c’est le service que l’on peut rendre.
Il faut dire que la rencontre franco-¬tunisienne n’est pas la négociation franco-algérienne, et que si l’une ne ‘ mène pas directement à l’autre, la chance qui se présente aura été perdue. MM. Krouchtchev et Kennedy s’occuperaient alors du reste…
Il faut se réjouir sans réserve que le général de Gaulle et M. Bourguiba, enfin, parlent en tête à tête. Il n’y a pas, pour le chef de l’Etat français, d’homme qui puisse mieux l’éclairer sur la réalité nord-africaine et sur les voies d’un règlement. Mais il faut savoir dès maintenant, et sans l’ombre d’un doute, que l’on ne négociera pas la paix, le statut de l’Etat algérien, les garanties aux Français, l’avenir des relations entre la France et l’Algérie, avec Bourguiba : ce sera directement avec les chefs du nationalisme algérien, ou pas du tout.
Si la conversation à l’Elysée est considérée comme une préface à la rencontre avec le G.P.R.A., c’est une chose excellente. Si l’on croit pouvoir substituer l’une à l’autre, si l’on espère, en invitant Bourguiba, éviter Abbas, on ne fabrique qu’un nouveau subterfuge et on prépare un nouvel échec.
Car depuis le 8 décembre dernier, les dés sont jetés. Les musulmans, à l’occasion du voyage en Algérie du général de Gaulle, ont eu pour la première fois l’extraordinaire audace de sortir dans les villes, drapeaux F.L.N. en tête. Du moment où l’on avait laissé les choses en arriver là, le F.L.N, était « bâti » -ce qu’on avait cherché à éviter – comme seul interlocuteur tes et efficace. Ce ne sont pas les louvoiements habiles de de Gaulle ni le dernier référendum qui ont fini par crever les décors; c’est l’explosion nationaliste ouverte et totalement imprévue du mois de décembre, ce sont les you-yous stridents des femmes de la Casbah que les ,)aras croyaient quadrillée. Comme ce fut le cas en 1955 au Maroc, lorsqu’on eut laissé passer le moment où le Plan Grandval, transitoire et octroyé, avait encore une chance de réussir.
Cette semaine, toutes les voix conformistes font l’éloge de l’envoyé spécial de M. Bourguiba, son ami Mohamed Mas¬moudi. Il y a de quoi sourire un peu si l’on se rappelle les injures qui furent lancées du même bord contre ceux d’entre nous qui allèrent saluer l’ancien ambassadeur tunisien à Paris pour lui redire l’amitié de la France et l’espoir dans l’avenir, au moment de son départ à la suite du bombardement de Sakiet.
Si j’évoque cet épisode, et ce retournement, ce n’est pas pour en tirer une satisfaction a posteriori qui serait très vaine. C’est pour mesurer et faire mesurer combien le pouvoir et ses satellites – de la IVe comme de la Ve – ont bafoué l’opinion française et les chances d’une communauté franco-africaine. C’est surtout pour essayer d’apprécier plus exactement les erreurs de jugement qui nous ont tant fait de mal dans le passé et qui pourraient, renouvelées sous une autre forme aujourd’hui, trahir encore l’intérêt national.
OUI, attention ! Cette fois, plus de rêveries, d’illusions, ni de mensonges. On doit i d’illusions, réjouir de la poignée de main que de Gaulle et Bourguiba vont sans doute se donner très bientôt, car elle peut être l’ouverture vers la négociation directe et complète avec le F.L.N.
Qu’il n’y ait pas, là, le moindre malentendu. Si c’est bien ce dont il s’agit, le choix de Bourguiba est excellent, et l’initiative du général de Gaulle doit être applaudie et soutenue sans arrière-pensée. Si, par malheur, c’était seulement, au contraire, un nouvel épisode théâtral pour éviter la dure réalité, le régime ne devrait pas survivre très longtemps aux conséquences inévitables de cette ultime tromperie.
Espérons, de tout cœur, que c’est la franchise, cette fois, et non plus le machiavélisme, qui sera la politique de la France.    .

J.J. S.-S.

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